Francisque Sarcey

Les Escholiers' oppførelse av Fruen fra havet i Paris anmeldt av Francisque Sarcey i den franske avisen Le Temps 19. desember 1892 (Trente-deuxième Année, No. 11532).

CHRONIQUE THÉATRALE

[...] – Aux Escholiers, la Dame de la Mer, drame en cinq actes de M. Henrik Ibsen. [...]

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Vous savez qu'il s'est formé, à l'instar du Théâtre-Libre, un assez grand nombre de sociétés particulières qui se sont donné pour mission d'ouvrir au théâtre des voies nouvelles, de révéler au public des noms inconnus ou de le familiariser avec les chefs-d'œuvre des littératures étrangères. Parmi ces sociétés de jeunes gens, l'une des plus actives et des plus amoureuses d'art est celle des Escholiers. Elle nous a convié cette semaine à entendre la première ou plutôt l'unique représentation de la Dame de la Mer, pièce en cinq actes de M. Henrik Ibsen, traduction de MM. Chenevière et Johansen.

Nous devons beaucoup de reconnaissance à ces jeunes gens qui se donnent tant de mal pour nous; une représentation de ce genre ne va pas sans grands frais, et ils n'ont point de recettes à espérer, puisqu'on ne vient chez eux que sur invitation. Il faut pour mettre sur pied un drame aussi important un bon mois de répétitions, et ceux-là seuls qui sont du métier savent quelles complications c'est que de réunir tous les jours sept ou huit artistes, appartenant à des théâtres différents, qui ne prêtent leur concours que par simple complaisance et peut-être aussi un peu par envie de jouer, devant la presse, un beau rôle qui les mettra en évidence. Oh! que les organisateurs de ces petites fêtes doivent être souvent tourmentés et agacés!

Il est donc juste, quel que soit d'ailleurs l'opinion que l'on a sur le succès de leur tentative, il est juste de les en remercier et de témoigner également notre gratitude aux artistes qui ont bien voulu apprendre et étudier de près des rôles très longs et très difficiles, sans en attendre rien que l'approbation de quelques centaines d'amateurs.

Me sera-t-il permis, maintenant, de dire avec franchise que je ne comprends pas grand'chose aux drames d'Ibsen, en général, et en particilier à ceux qui sont symboliques? Or, la Dame de la Mer est, parmi les drames symboliques de Henrik Ibsen, un des plus symboliques. Nous connaissions déjà ce drame par la lecture. Il se trouve au quatrième volume de la traduction qu'ont publiée MM. Chenevière et Johansen du théâtre de Henrik Ibsen. Nous le connaissions mieux encore par un ouvrage de critique qui a pour titre: Henrik Ibsen et le Théâtre contemporain, et pour auteur M. Auguste Ehrhard, ancien élève de l'École normale et professeur à la Faculté des lettres de Clermont-Ferrand.

Je ne saurais trop recommander la lecture de cet ouvrage à ceux qui veulent connaître le dramaturge norvégien. J'y suis, à vrai dire, assez maltraité par mon jeune camarade; mais moi, je ne me formalise jamais contre des critiques ou des répugnances qui me paraissent sincères, et celles qui ne le sont pas me sont parfaitement indifférentes. J'ai lu avec beaucoup de curiosité le livre de M. Auguste Ehrhard; je crois bien que, s'il avait vu jouer, sur un théâtre, quelques-unes des pièces sur lesquelles il se pâme, il rabattrait quelque peu de son admiration. Peut-être est-ce moi qui me trompe. Je me trompe en tout cas avec le public.

J'entends avec le grand public, dont nous étions hier soir, au Théâtre-Moderne, quelques représentants, plongés dans un milieu d'ibséniens effervescents. Ces jeunes gens ont battu des mains, et je ne leur en veux point. Ils sont de bonne foi, j'imagine; pas tout assurément, mais la plupart, et croient dur comme fer aider à l'avènement d'un art nouveau. Ils sont persuadés qu'ils ont découvert un nouveau Shakespeare. Toutes les illusions, quand il ne s'y mêle ancun snobisme, sont respectables. Je demande pour les miennes la même condescendance que j'accorde aux leurs. L'avenir – et un avenir très prochain – dira qui de nous a raison. Mais si je ne pense pas les avoir confondus en leur parlant d'insanité, je souhaiterais qu'ils ne crussent pas m'avoir terrassé en me reprochant mon imbécillité sénile. Il paraît que je suis aujourd'hui l'oncle de toute cette jeunesse; je regrette que nous vivions en un temps où les neveux traitent trop volontiers leur oncle de vieille ganache. Après cela, vous savez, il est loisible à l'oncle de n'en rien croire.

La Dame de la Mer est donc un drame symbolique. J'avais été prévenu par M. Auguste Ehrhard. Et bien m'en avait pris de l'avoir lu d'avance. Car Ibsen n'explique jamais ses pièces qu'au dernier acte, quand il les explique. Il paraît que c'est l'usage en Norvège; nous autres qui sommes des fils de la race latine, nous préférons qu'on nous mette d'abord au courant et qu'on nous dise, comme les montreurs de la lanterne magique: «Vous allez voir ce que vous allez voir.» Avec Ibsen on va durant cinq actes à tâtons vers une étroite lucarne, d'où tombe un filet de lumière qui jette une lueur incertaine sur les ténèbres du sujet. C'est ce vague même, si je m'en rapporte aux néophytes, qui fait l'originalité et la beauté de l'œuvre. Moins on comprend, plus on admire; je crains bien de mourir dans l'impénitence finale.

L'héroïne du drame, Ellida Wangel – écoutez bien ceci, car ce n'est pas moi qui parle, c'est M. Auguste Ehrhard qui donne cette explication du symbole – Ellida prétend que les hommes ne sont pas faits pour vivre sur la terre ferme:

– Je crois, dit-elle, que si les hommes s'étaient dès le début habitués à passer leur vie sur la mer ou peut-être dans la mer, nous serions à présent beaucoup plus parfaits que nous ne sommes; non seulement meilleurs, mais plus heureux aussi.

– Mon Dieu! lui réplique-t-on en souriant, le malheur est arrivé. Nous nous sommes une fois pour toutes trompés de chemin et nous sommes devenus des animaux terrestres au lieu d'être des animaux aquatiques. De toute manière, il serait maintenant trop tard pour corriger cette faute.

Ellida répond avec gravité:

– Oui, c'est là une triste vérité, et je crois que les hommes ont ce sentiment. Et ils en portent en eux comme un repentir et un deuil secrets. C'est la raison la plus profonde de la mélancolie des hommes.

«Ce dialoque (c'est toujours M. Auguste Ehrhard que je cite), si on le prenait à la lettre, pourrait sembler légèrement absurde. Mais ce ne sont là que des manières de parler. L'homme né pour vivre dans la mer ou sur la mer, c'est l'homme né libre. La vie sociale a détruit sa liberté. L'animal terrestre regrette l'élément auquel il a été arraché. L'homme regrette l'âge d'or où tout ce qui lui plaisait était permis. Il a perdu la joie de vivre. La dame de la mer va nous dire à quelle condition il peut s'acclimater sur le continent et retrouver le bonheur...»

Mon jeune camarade d'école veut-il me permettre de lui faire observer qu'au théâtre, quand Ellida échange avec un de ses amis cette conversation qu'il ne peut s'empêcher de trouver lui-même légèrement absurde, le public, qui ne sait pas, lui, qu'il y a un symbole là-dessous, qui ne sait pas même ce que c'est qu'un symbole, la trouve parfaitement absurde et n'en comprend pas un traître mot. Moi, quand on me dit une chose sur la scène, je la prends argent comptant et n'y entends point malice; je ne viens pas dans une salle de spectacle pour deviner des énigmes. C'est à l'auteur à s'expliquer et à dire clairement ce qu'il veut que je sache.

Il n'y a rien de plus simple, symbole à part, que l'affabulation de la Dame de la Mer. Ellida, avant d'épouser Wangel, un homme veuf, père de deux filles, avait eu une amourette avec un matelot et s'était quasi fiancée à lui par un échange de bagues qu'ils avaient jetées ensemble à la mer. Le matelot était parti; elle s'était mariée et avait gardé au cœur une secrète inquiétude de la foi promise et violée. Le matelot, qu'on avait cru mort, revient et réclame sa fiancée d'autrefois. Elle hésite entre l'ancien amour et ses devoirs d'épouse; le mari l'emporte; elle se jette dans ses bras; c'est une vie nouvelle qui commence.

Vous le voyez; c'est un thème qui dans notre littérature dramatique a passé lieu commun. Mais toute cette histoire se teinte de symbolisme sous la plume d'Ibsen. Le matelot n'est plus un matelot ordinaire. Sa vie est pareille à la course des vagues; c'est une sorte de Hollandais volant, un juif-errant des mers, comme le marin à qui songeait Edwige Ekdal dans son grenier, et qui représentait aussi l'immensité pour la petite amie du canard sauvage. Ainsi que le sombre capitaine du vaisseau fantôme, le matelot vit en dehors de la société. Aucune des barrières qu'elle oppose à la libre expansion des vouloirs et désirs de chacun ne l'arrête. Il a aimé Ellida; elle lui appartient, et le jour où il touche terre, il vient la réclamer, sans se soucier du mari, qui, représentant la légalité, n'existe pas pour lui.

Ellida s'est donnée à son mari sans amour, pour avoir une position. Son consentement n'a donc pas été libre, et par cela même il ne compte pas. Quand le matelot revient, Ellida est attirée vers lui par une force invincible. Il a des yeux vert de mer, qui exercent sur elle une sorte de fascination.

– Oh! ces yeux! s'écrie-t-elle, ne me regardez pas ainsi.

Et tout le temps de l'entrevue, qui se fait dans la nuit, elle se couvre le visage de son bras, criant et répétant!

– Ne me regardez pas ainsi?

Symbole à part, elle est hallucinée, ou hystérique ou folle. Ça encore, je le comprendrais. Mais le mari est là. Notez que le matelot a franchi d'un saut, pour entrer chez lui, la clôture du jardin. Il n'aurait, dans nos idées, qu'une chose à faire, ce mari, ce serait de flanquer l'intrus à la porte. Il écoute toute cette scène, en cherchant à se rendre compte scientifiquement de l'attrait singulier de l'homme aux yeux verts. L'homme aux yeux verts est, s'écrie la femme, immense comme l'Océan. Mais lui, il nous a paru l'être comme la lune. Le matelot dit à la femme:

– Je te donne un jour pour réfléchir: demain, je reviendrai te prendre; sois prête; je t'emporterai.

– Ne sentez-vous pas, me disait un de mes voisins, ne sentez-vous pas là-dedans un je ne sais quoi de mystérieux qui ravit?

Je vois que le mari est un sot, la femme une aliénée et le matelot un fantoche de féerie. Il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela, ou, du moins, ces gens-là n'ont pas le crâne fait comme nous et il nous est impossible d'entrer dans ces sentiments si brumeux et si bizarres.

Non, vous n'imaginez pas la conversation qui s'engage, en suite de cette visite, entre Ellida et son mari. Elle lui dit: «Je ne vous ai jamais aimé, je suis pour vous une étrangère; l'ancien fiancé me veut; je lui appartiens. Car lui, je l'ai choisi librement. Vous pas. Rendez-moi ma parole. Il faut que je vous quitte.»

II ne resterait à un mari français qu'à la faire enfermer ou qu'à s'en aller trouver le matelot-fantôme et lui flanquer une forte raclée. Mais nous sommes en Norvège. Ce mari assiste au second rendez-vous que le matelot a fixé à sa femme. Oh! qu'il est spectral, ce matelot! Comme sa voix est profonde et caverneuse. La femme y va comme au gouffre.

– Eh bien! lui dit son mari, je te rends cette liberté que tu m'as demandée. Va le retrouver, si bon te semble. Je te le permets.

– Bien vrai? s'écrie la femme. C'est du fond du cœur?

– C'est du fond du cœur.

– Je suis libre alors. Puisque je suis libre, c'est une autre affaire. Va-t'en, dit-elle au matelot; et se tournant vers son mari: C'est toi que je choisis.

Et M. Auguste Ehrhard ajoute en guise de commentaire:

«Mise à même de disposer de son sort, Ellida veut en pleine connaissance de cause être la femme de Wangel. De ce moment date son vrai mariage, un mariage librement contracté. Elle vivra heureuse, dans ce coin perdu où elle dépérissait auparavant, dans cette maison qui maintenant sera bien la sienne, sûre d'une affection que son mari a portée jusqu'à la plus heureuse abnégation.

«– Je commence à te comprendre peu à peu, lui dit Wangel. Tes pensées et tes sentiments se traduisent en images et en représentations visibles. Tes aspirations, ta nostalgie de la mer, le penchant qui t'entraînait vers cet homme étranger, c'était l'expression d'un besoin de liberté qui s'éveillait et qui grandissait en toi. Pas autre chose.»

Ellida a donc vaincu sa première nature. Elle a triomphé de son besoin d'indépendance et de son tempérament hostile à la règle. Elle accepte de vivre comme tout le monde, selon les lois et les usages établis. Mais elle ne se sentira pas diminuée par cette soumission, du moment qu'elle y a consenti.

Autour de ces trois personnages s'agitent ou plutôt causent et dissertent deux couples, Arnholm avec Bolette, Lyngstrand avec Hilde, qui disent et font des choses bien extraordinaires, à notre point de vue français. On me dit que tout cela est copié sur nature; je le veux croire. Mais ce théâtre avec les mœurs exotiques qu'il peint aura bien de la peine à s'acclimater chez nous. Il y a là trop de sentiments particuliers au pays et pas assez d'humanité générale.

Mlle Georgette Camée a rendu avec beaucoup d'art ce qu'il y a d'étrange dans les allures et dans le langage de l'hallucinée Ellida; Mlle Meuris est une Hilde très piquante et Mlle Marie Aubry a donné de la grâce au personnage, d'ailleurs assez énigmatique, de Bolette.

Lugné-Poé était chargé du rôle cruel de Wangel, qui à force de bonhomie côtoie sans cesse le ridicule. Il s'en est tiré à force de conviction et de sérieux. Je n'ai rien compris du tout au rôle du vieux professeur que joue Hanryot; Desmarets tousse consciencieusement celui du sculpteur Lyngstrand, qui est phtisique, on ne sait pas trop pourquoi. Tous méritent des éloges pour le désintéressement, l'ardeur au travail, le goût d'art et le talent qu'ils ont déployés dans cette représentation.

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FRANCISQUE SARCEY.

Publisert 6. apr. 2018 09:52 - Sist endret 6. apr. 2018 09:52