Jules Lemaitre

Fruen fra havet ved Les Escholiers i Paris anmeldt av Jules Lemaitre i den franske avisen Journal des Débats 19. desember 1892.

LA SEMAINE DRAMATIQUE

[...] Théâtre-Moderne: La Dame de la mer, drame en cinq actes, de Henrik Ibsen (traduction Ad. Chénevière et H. Johansen). [...]

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Les «Escholiers» nous ont donné une très intéressante représentation de l'avant-dernière pièce d'Ibsen: la Dame de la mer.

En somme, et dénouement à part, la Dame de la mer n'est autre chose qu'un Jacques ultraseptentrional. C'est l'œuvre d'un génie très différent du nôtre, sérieux, naïf et grand, qui a le don de rafraîchir de vieilles choses, en les ressentant avec une extraordinaire intensité, et aussi en les enveloppant de poésie et de neige.

La Dame de la mer est un poème dramatique plutôt qu'un drame. La plupart des personnages y sont exhaussés jusqu'au symbole, et la Nature (qui est, ici, la mer) y est intimement mêlée au drame humain. Ellida, fille d'un inspecteur des phares, est bien, tout au fond, la «femme romantique incomprise» d'il y a cinquante ans, Indiana ou Valentine: mais on ne s'en aperçoit pas tout de suite, tant elle est gravement candide et chaste, et tant sa rêverie est naturellement religieuse. Elle a épousé le docteur Wangel, de vingt-cinq ou trente ans plus âgé qu'elle, et père de deux grandes filles. Elle ne l'a pas précisément épousé malgré elle: mais elle s'est laissée faire, et ce n'a été pour elle qu'un «mariage de raison». Elle a pour son mari de l'estime et de l'amitié, mais c'est tout. C'est qu'elle a aimé autrefois, et qu'elle a donné son cœur. Celui qu'elle a aimé est un marin, un pilote, un personnage mystérieux et vague, en fuite à travers les vastes flots. Oh! combien vague et mystérieux! Si vous voulez savoir à quel point il est mystérieux et vague, écoutez ce fragment d'entretien d'Ellida avec Wangel. Car cette âme, sincère et translucide comme la glace à travers laquelle flambe la froide pourpre du couchant, n'a rien de caché pour son mari. Et, quant à lui, il est prêt à supporter toutes les confidences. Et l'on dirait que tous deux ont les sens gelés; et leur conversation ressemble à celle d'une stalactite et d'une stalagmite dans la blanche crevasse d'un fjord:

ELLIDA: Te rappelles-tu qu'un soir, vers la fin l'automne, arriva un grand navire américain qui fit relâche à Skjoldviker pour réparer une averie?

WANGEL: Oui, je me rappelle bien que c'était à bord de ce navire qu'on trouva, un beau matin, le capitaine assassiné dans sa cabine. Je fus appelé à bord pour faire l'autopsie du corps… On soupçonnait le second pilote d'être la meurtrier.

ELLIDA: Personne ne pourra jamais le dire, puisque l'on n'a eu aucune preuve.

WANGEL: Cependant, il paraît que le doute n'était pas possible. Pourquoi le pilote se serait-il noyé, comme il l'a fait, s'il n'était pas coupable?

ELLIDA: Il ne s'est pas noyé. Il est parti à bord d'un baleinier.

WANGEL, étonné: Comment le sais-tu?

ELLIDA: Je le sais, Wangel, parce que ce pilote, c'était lui, mon fiancé…

WANGEL: Et d'où venait-il?

ELLIDA: De la Finlande, disait-il. Il paraît, d'ailleurs, qu'il était né là-bas et qu'il avait émigré plus tard avec son père.

WANGEL: Et as tu d'autres renseignements sur lui?

ELLIDA: Je sais seulement qu'il s'était engagé très jeune comme mousse à bord d'un navire et qu'il avait fait de très longs voyages.

WANGEL: Et tu ne sais rien de plus?

ELLIDA: Non, nous ne causions jamais de cela.

WANGEL: De quoi parliez-vouz?

ELLIDA: De la mer surtout.

Étrange! étrange! Et cela continue. Ellida raconte ceci:

– Au moment de me quitter, il tira de sa poche un anneau et ôta de son doigt une bague qu'il portait toujours. Puis il retira également de mon doigt une petite bague que j'avais et enfila ces deux bagues, la sienne et la mienne, dans l'anneau, en disant que nous devions maintenant nous marier tous deux avec la mer.

WANGEL: Vous marier?

ELLIDA: Oui, ce furent ses propres paroles. Il prit alors l'anneau avec les deux bagues et les lança au loin dans la mer…

«Et le capitaine assassiné? Qu'est-ce qu'il en est au juste?» demanderez-vous. Il n'en est plus question. Ce trait signifie sans doute que «l'étranger» aimé d'Ellida est supérieur aux codes et aux lois humaines. Ce pilote est le Manfred, le Lara et le Bénédict des régions hyperboréennes… Nous apprenons aussi qu'il portait une épingle de cravate avec une grosse perle bleuâtre, que cette perle ressemblait à un œil de poisson mort et avait l'air de regarder Ellida fixement, et qu'Ellida a eu, dans la première année de son mariage avec Wangel, un enfant qui est mort, et que les yeux de l'enfant changeaient de couleur comme la mer, suivant qu'il faisait beau ou mauvais temps, et que ces yeux étaient ceux de «l'étranger»… Ellida adore la mer; elle y baigne tous les jours son corps froid de sirène, et son rêve habite l'immensité des flots. Et l'amour de la mer, c'est «le désir de l'infini, de l'idéal irréalisable». Ellida, si je puis dire, a «des vagues» à l'âme («Ellida, dit Wangel, ton âme est comme la mer; elle a des flux et des reflux»). Et la mer symbolise «ce qui tente, ce qui attire, ce qui entraîne vers l'inconnu», et «l'étranger» symbolise la mer. Et c'est pourquoi Ellida se dit fiancée à «l'étranger».

… Il apparaît un jour, «l'étranger», semblable à un fantôme très noble chaussé de grandes bottes et coiffé de loutre. Sa voix est grave, lente et lointaine, et ses yeux couleur de mer fascinent Ellida. Il lui reproche son mariage et lui rappelle leurs fiançailles. Et le beau spectre conclut ainsi «en regardant sa montre»:

– Il est bientôt l'heure de m'embarquer… Tu es à moi, Ellida… Tu réfléchiras jusqu'a demain soir… je vais remonter le fjord sur le bateau anglais et demain soir je reviendrai. Tu m'attendras ici, dans le jardin… Et alors, si tu es disposée à venir avec moi sur la mer, tiens-toi prête à partir.

Et le plus extraordinaire, c'est que le mari a assisté à l'entretien, et qu'il a fait à l'«étranger» des observations pleines de sens et de douceur.

Quand l'étranger a disparu, Ellida se jette dans les bras de son mari: «Ah! Wangel, sauve-moi de moi-même!… Ce qui attire est là. – Ce qui attire? – Oui… cet homme est comme la mer.»

Le rendez-vous suprême est pour minuit, le minuit d'été de là-bas, l'heure du crépuscule. Ellida s'y trouve, suivie de son mari qui, après quelques menaces, finit par renoncer à la lutte, car il comprend qu'Ellida ne peut rester avec lui, ne l'ayant pas choisi vonlontairement. «Ah! Wangel, laisse-moi, dit-elle, te parler devant lui. Tu veux et tu peux me retenir ici, puisque tu en as la force et les moyens. Mais mon âme, ma pensée, toutes mes inclinations, tous mes ardents désirs, tu ne les enchaîneras pas. Ils chercheront et poursuivront ce mystère, ce grand inconnu, pour lequel je suis faite, et dont tu m'as fermé l'accès.»

Ces propos vagues, mais sincères, achèvent d'ébranler Wangel. Il réspond à Ellida qu'il la dégage, qu'il lui rend sa liberté, qu'elle peut maintenant faire son choix librement, et qu'elle en est «responsable». Instantanément, Ellida est retournée. Du moment qu'elle est libre, le charme est rompu. «Jamais, dit-elle à l'étranger, je ne vous suivrai après ce qui vient de se passer.» Et à son mari: «Jamais je ne te quitterai après ce que tu m'as dit.» Wangel s'étonne: «Mais cet idéal, cet inconnu mystérieux qui t'attirait?» Elle réspond: «Il ne m'attire ni ne m'effraye plus. J'ai eu la possibilité de le contempler, la liberté d'y pénétrer. C'est pourquoi j'ai pu y renoncer.»

Et la morale de l'histoire est celle de beaucoup d'autres pièces d'Ibsen. C'est que rien n'est plus sacré que la liberté d'une âme, et c'est, plus particulièrement, que les conventions humaines, lois, mariage, famille, etc., ne nous obligent que lorsque nous avons pu les accepter librement. Et ce drame, – plus abstrait peut-être qu'aucun de ses autres drames si l'on en considère les protagonistes, – se déroule dans un décor précis, de cordialité et de bonhomie scandinaves. Et, autour d'Ellida, de Wangel et de «l'étranger», se meuvent des figures plus familières et concrètes: Ballested, ancien comédien, peitre, cicerone et maître à danser, un bohème mélancolique; Lyngstrand, un malade, un mourant comme il y en a tant dans ce théâtre, sculpteur de son état, et qui, secoué d'une toux mortelle, rêve de gloire et d'avenir; et la petite Hilda que Wangel a eue de son premier mariage, et qui souffre de ne pas être aimée de sa jeune belle-mère (rassurez-vous; Ellida, son équilibre retrouvé par sa responsabilité reconquise, se met tout de suite à aimer les enfants de son vieux mari); et la sœur de Hilda, la charmante et raisonnable Bolette, qui, elle aussi, a ses chimères, mais qui y renonce librement en mettant sa main dans celle du sérieux et dévoué Arnholm, son ancien professeur; et dont le cas (par un parallélisme familier à Ibsen) nous présente, en regard de l'union irréfléchie et non entièrement volontaire de Wangel et d'Ellida, les vraies conditions d'un mariage rationnel… Le tout est d'un charme bizarre et comme lointain, et qui cependant pénètre peu à peu, avec peut-être des lenteurs et des langueurs qui n'ennuient pas, mais qui bercent…

Cette représentation fait grand honneur aux «Escholiers». Mlle Georgette Camée, très habilement coiffée et drapée, pareille à une figure de peintre mystique, a joué le rôle d'Ellida comme il fallait, avec beaucoup de simplicité et de gravité à la fois, et un peu d'un air de somnambule. Elle se meut tout naturellement entre ciel et terre. Le jeu des autres, MM. Lugné-Poé, Hanryot, Dupuis, Desmarets et Magnier, a été sincère et harmonieux. Mlle Meuris a prêté à Hilda sa grâce de fillette passionnée et rêveuse, et une jolie jeune femme, Mlle Marie Aubry, a dit avec justesse le rôle de la bonne et réfléchie Bolette.

JULES LEMAITRE.

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Publisert 6. apr. 2018 09:52 - Sist endret 6. apr. 2018 09:52